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À la recherche d'Egill à Borgarnes

  • Eli Petzold
  • 6 août 2019
  • 6 min de lecture

Chaque fois que je passe devant les stations-service et les supermarchés le long de la route 1 lors d'un passage par Borgarnes, je me souviens de la disjonction extrême entre le riche patrimoine médiéval de la ville et la réalité prosaïque de la vie moderne.

Bien que Borgarnes n’ait été fondée qu’à la fin du XIXe siècle, la région qui comprend la municipalité d’aujourd’hui revendique une histoire riche remontant aux premiers jours de l’habitation humaine en Islande.

Selon Egils Saga, Skallagrímr Kveldúlfsson, père du héros éponyme guerrier-poète, a fui les griffes draconiennes de la monarchie norvégienne à la fin du IXe siècle et a établi la colonie de Borg - à la limite des limites de la ville moderne - qui resta un siège d'autorité important tout au long du moyen âge. Egill Skallagrímsson passe ici sa jeunesse précoce, avant de se lancer dans une série d’aventures à l’étranger; c'est ici qu'il se chamaille avec son père et élève sa famille; et c'est ici, après la mort tragique de ses fils, qu'il compose Sonatorrek, son élégie la plus célèbre et la plus poignante.

Dans ce long poème, Egill évoque ses deux fils disparus et tout le chagrin qu’il en ressent. Littéralement Sonatorrek signifie « l’irréparable perte des fils ». Voici une traduction de Régis Boyer et entre parenthèses l’explication des kenningar utilisés:

1- M’est bien pénible

De mouvoir la langue

Et de soulever

La mesure du chant (la langue) ;

N’est point prometteur

Le larcin de Vidurr (Vidurr est un nom du dieu Odin ; son butin est la poésie)

Ni facile à tirer

De la cachette de l’âme (la poitrine).

2- Ne jaillit point sans peine

Car chagrin provoque

Cette oppression

Du séjour de pensée (tête)

L’heureuse trouvaille (nectar poétique)

De l’époux de Frigg (Odin)

Autrefois emportée

De Jötunheimr (monde des géants d’où Odin a volé le savoir poétique),

3- La sans-défaut (la boisson poétique)

Qui remit en marche

Le vaisseau

De Nökkver (nom d’un nain dans la mythologie nordique).

Le sang du géant (la mer -qui a été faite du sang du géant primitif Ymir-)

Gronde

En bas des portes

Du hangar à bateau de Nainn (Nainn est aussi le nom d’un nain).

4- Car mon lignage

Au terme touche,

Foudroyé à outrance

Comme arbres en forêt ;

N’est point homme joyeux

Celui qui les membres porte

De ses parents morts

Des bancs jusqu’en terre (les bancs où vivaient les membres de la maison).

5- Pourtant il faut

Que de ma mère la mort

Et de mon père la perte

D’abord je dise,

Et je l’exhale

Du temple des paroles (la bouche),

La charpente de louange (la langue ?)

Que le langage orne de feuilles (éloges).

6-Cruelle me fut la brèche

Que la vague opéra

Dans la baie des parents

De mon père;

Vacante je sais

Et large ouverte

La faille que la mer

Fit en prenant mon fils.

7-Féroce Ran (épouse d’Aegir, dieu des océans)

A fait ravage autour de moi,

Dépourvu suis

De ceux que j’aimai;

La mer a rompu

Les liens de ma race,

Le ferme fil (image renvoyant au filet d’Aegir qui a la réputation d’attirer les marins pour les pendre à ses mailles)

Entre mes mains.

8-Sache, si cette offense

Par l’épée se réglait

Que le brasseur de bière (Aegir dont le brassage de bière est la fonction officielle)

Aurait fini son temps;

Si je pouvais rencontrer

Le frère du tourment de la vague (le tourment de la vague est le vent qui est lui même frère d’Aegir)

je l’irais affronter

Lui et l’épouse d’Aegir (Ran).

9-Pourtant, je n’eusse point

Pensé avoir la force

D’entrer en litige

Avec la meurtrière du fils (Ran),

Car à tout le peuple

Eclate aux yeux le fait :

Le vieux féal (l’homme libre)

Est sans descendance.

10-La mer m’a fait

Grand pillage,

Cruel de dire

La perte des parents,

Depuis que le

Bouclier de ma race (sa descendance)

Sur les chemins de joie (les chemins qui mènent à l’autre monde),

Mort, a disparu.

11-Je le sais bien moi-même

Que dans mon fils

Ne croissait point

Nature de mauvais féal,

Si ce bois de l’écu (le guerrier, son fils)

Avait atteint maturité

Tant que le Goth des armées (le dieu Odin)

Ne l’eût saisi.

12-Il estimait toujours

Ce que disait son père

Quand même tout le peuple

Autre chose eût dit,

Il me soutenait

Plus que nul autre

Et de ma force était

Le plus sûr soutien.

13- Souvent me rappelle

Le souffle

Du géant (le vent)

L’absence de frères (le deuil de ses deux fils)

J’y réfléchis

Quand s’enfle la bataille,

Je scrute alentour

Et pense à ceci :

14-Quel autre féal

Fidèle envers moi

Me protégera

Dans la bataille ?

M’en est souvent besoin

Près des perfides ;

Me faut voler prudent

Si mes amis décroissent ;

15-Bien dur à trouver

Celui que pouvons croire

Parmi le peuple

De la potence d’Elgr (élan, surnom d’Odin) (la potence d’Odin est Yggdrasil le frêne cosmique, axe du monde)

Car il est bon pour Hel (le monde souterrain qui deviendra l’enfer chez les chrétiens)

Qui rejette sa race

En vendant pour des bagues

Le cadavre de son frère.

16-Souvent je trouve

Que qui demande argent

… (strophe mutilée)

17-On dit aussi

Que nul n’obtient

Compensation pour fils

S’il n’en engendre lui-même

Un autre

Qui pour autrui soit

Estimé même homme

Que son frère.

18-Je n’aime plus

La compagnie des hommes,

Quand même chacun

Y maintient la paix ;

Au palais de Bileygr (Odin)

Le fils est arrivé,

L’enfant de ma femme,

Retrouver les siens.

19-Mais le prince

Du moût du malt (la bière ; le prince de la bière est Aegir)

D’un cœur ferme

Contre moi se dresse ;

Je ne puis plus

Maintenir droit

Le char de la raison (la poitrine),

La proue du sol.

20-Depuis que le feu de la fièvre (la maladie)

Haineusement

Ravit mon fils

De ce monde,

Lui dont je sais

Qu’il évita

Prudent, la tare

De l’opprobre.

21-Je me souviens encore

Quand l’ami des Goths (Odin)

Enleva

Dans le monde des dieux

Le frêne de ma race (son fils),

Celui qui crût de moi

Et de la souche parente

De ma femme.

22-J’avais bons rapports

Avec le seigneur à la lance (Odin),

J’étais sans crainte,

Plaçant en lui ma foi,

Avant que l’ami des chars,

Le chef de la victoire (Odin)

N’eût déchiré

Notre amitié.

23- Aussi je ne sacrifie point

Au frère de Vili (Odin)

Au seigneur des dieux

De bon cœur,

Bien que l’ami de Mimir (Odin)

N’ai fait en compensation

De mon malheur un don (la poésie et l’éloquence, attributs d’Odin)

Que je tiens le meilleur.

24-Il m’a doté d’un art

L’ennemi du Loup, (Odin)

L’habitué au combat,

Dépourvu de défaut

Et de cette nature

Qui me fit obliger

Mes ennemis à dévoiler

Leurs supercheries. (la sagacité, un des dons du dieu Odin)

25-A présent tout m’est dur :

La sœur de Njörvi, (la nuit)

Ennemi du Double, (Odin)

Sur le cap se tient ; (pour attendre les morts)

Serai pourtant joyeux,

De bon vouloir,

Et sans crainte

Mort attendrai.

StartFragmentPeut-être aucune autre ville islandaise ne peut prétendre à un héritage médiéval aussi abondant: des sites importants d'autres sagas s'étendent pour la plupart bien au-delà des frontières des villes modernes. Egils Saga, en revanche, détaille les événements qui se produisent dans les caractéristiques reconnaissables du paysage de Borgarnes. Cependant, aucun vestige médiéval ne témoigne de ce passé glorieux: une immense étendue de mini-centres commerciaux, de stations-service et d’immeubles d'appartements comprend le centre moderne de Borgarnes, qui traite davantage des préoccupations quotidiennes de la vie contemporaine que des actes héroïques de ses quartiers médiévaux. EndFragment

Pourtant, le souvenir de Egils Saga n’est guère absent de Borgarnes. Au contraire, il est impossible de visiter Borgarnes et de ne pas rencontrer Egill: les rues elles-mêmes tirent leur nom des personnages de la saga et plusieurs cairns indiquent les lieux d'événements importants.

À Skallagrímsgarður, un parc public situé dans le vieux centre de la ville, un tertre funéraire reconstruit prétend marquer le site où Egill a enterré son père et, quelques années plus tard, ses fils. À côté du monticule, un relief représente Egill à cheval, livrant le corps noyé de son fils préféré, Böðvarr, à cet endroit même.

Devant la colonie moderne de Borg, une sculpture abstraite de Ásmundur Sveinsson rend hommage à la réaction d'Egill face à la perte de son fils: déterminé à mourir de faim, il accepte néanmoins la suggestion de sa fille Þorgerðr de chercher du réconfort dans la poésie. Dans l'élégie qui en résulte, Sonatorrek, Egill soupire les dieux de la mer Ægir et Rán pour leur complicité dans la mort de Böðvarr. Dans la sculpture, qui tire son nom du poème, Þorgerðr met une harpe dans ses mains; une cavité ronde entre père et fille encadre l'océan - l'agent de la mort de Böðvarr et l'objet de la rage d'Egill.

Vus ensemble, ces monuments et ces repères sont moins concernés par la stature héroïque d’Egill que par sa vie intérieure et émotionnelle. Egils Saga raconte en grande partie ses exploits à l'étranger: à lui seul, il assure une victoire militaire au roi anglais Athelstan, déjoue la sorcellerie malveillante de la reine norvégienne Gunnhildr et compose une poésie pour le roi Eiríkr Bloodaxe qui convainc le monarque d'épargner sa vie.

Ses affaires en Islande, en revanche, sont remarquablement banales: il assume la gérance de la ferme de Borg, est aux prises avec des tragédies familiales et devient un idiot obscène dans sa vieillesse. C'est ce dernier Egill que l'on rencontre à Borgarnes: un héros légendaire pourtant étonnamment humain, voire familier. La disjonction apparente entre un passé épique et un présent prosaïque révèle plutôt la continuité de l'expérience humaine, de l'ennui et de la tragédie de la vie quotidienne.

Tout à coup, alors que tu es arreté à la station-service, il est facile d’imaginer Egill a côté de toi,en train de siroter un café sans fond et de griffonner des lignes lugubres pour ses fils décédés.

Sources:

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