Le plancher de Jeannot
Un discours paranoïaque gravé dans le bois avec rage, avec des instruments pointus trouvés dans la cuisine ou la grange, le plancher de Jeannot est exposé rue Cabanis, dans une rue attenante à l’hôpital Saint-Anne. Après 5 mois passés à le réaliser, Jeannot, son auteur, meurt d’inanition – emportant avec lui le sens de son mystérieux message d’avertissement destiné à la planète.
« LA RELIGION A INVENTE DES MACHINES A COMMANDER LE CERVEAU DES GENS ET BETES ET AVEC UNE INVENTION A VOIR NOTRE VUE A PARTIR DE RETINE DE L’IMAGE DE L’ŒIL ». Ainsi commence le message insensé gravé par Jeannot sur son plancher pour avertir le monde. Divisé en 3 plaques, le plancher de 16m2 a été longtemps transporté de musée en musée sans vraiment trouver sa demeure. En 2007, grâce à Jean-Pierre Olier, chef du service hospitalo-universitaire de Saint-Anne, l’œuvre a été installée en permanence rue Cabanis, à côté de l’hôpital.
Ce plancher raconte la triste histoire de ce jeune paysan Béarnais sombrant dans la folie à la fin des années 60 : « Imaginez un jeune type, tout seul à quatre pattes dans sa piaule, en train de graver ses délires dans le sol: Jeannot s’est crucifié lui-même sur ce plancher » explique Jean-Pierre Olier à Rue89. Oeuvre d’art magistrale ? Pierre de rosette d’un des plus grand complot de l’histoire humaine ? Témoignage déchirant d’une psychose foudroyante ?
Le plancher de Jeannot est, avant tout, l’histoire d’un jeune français de retour de la guerre.
L’histoire de Jeannot : de la guerre à la paranoïa
Né en 1939, Jeannot, enfant paisible, passe son enfance auprès de sa mère et de sa soeur Paule. Il suit des études pour devenir Instituteur mais, suite à une déception amoureuse, il s’engage dans l’armée et part en Algérie, chez les Para. En 1959, il revient suite au suicide inexpliqué de son père, assumant ainsi, dans la France des année 60, le rôle de chef de famille. Il tente donc de reprendre la ferme familiale mais elle a été si mal géré qu’il peine à relever la situation. Alors que la famille s’enfonce dans la pauvreté, Jeannot commence à montrer d’inquiétants troubles du comportement « passif, taciturne, menaçant avec le voisinage, en proie à des accès de démence » selon l’hôpital Saint-Anne. La famille se coupe du monde et, comme revenant à d’ancienne forme de survivance, commence à vivre de cueillette.
La mère de Jeannot meurt. Pris de fureur, ce dernier refuse catégoriquement de laisser partir le corps au cimetière et finit par obtenir une autorisation officielle de l’inhumer dans la maison. Satisfait, il l’enterre sous l’escalier, non loin de sa propre chambre. Et sa folie s’amplifie : il se cloître dans sa chambre et ne quitte plus la maison. Nuit et jour, sa soeur l’entend graver et taper ses angoisses sur le sol, et le voit confier ses hallucination et ses délires de persécutions aux nervure du bois. Dans sa paranoïa, l’Eglise, de Gaulle et Hitler sont les principaux ennemis – même si on note aussi la présence surprenante de ses « voisins » de l’époque.
A 33 ans, 5 mois après sa mère, il meurt d’inanition. Mais ce ne sera que vingt ans plus tard, à la mort de sa soeur, Paule, que l’on retrouvera, en dégageant son corps sans vie au milieu des détritus de la ferme abandonnée, que le secret de la chambre de Jeannot sera découvert.
Le mystérieux message
Voici l’intégralité du texte du message de Jeannot au monde :
LA RELIGION A INVENTE DES MACHINES A COMMANDER LE CERVEAU DES GENS ET BETES ET AVEC UNE INVENTION A VOIR NOTRE VUE A PARTIR DE RETINE DE L’IMAGE DE L’ŒIL ABUSE DE NOUS SANTE IDEES DE LA FAMILLE MATERIEL BIENS PENDANT SOMMEIL NOUS FONT TOUTES CRAPULERIE L’EGLISE APRES AVOIR FAIT TUER LES JUIFS A HITLER A VOULU INVENTER UN PROCES TYPE ET DIABLE AFIN PRENDRE LE POUVOIR DU MONDE ET IMPOSER LA PAIX AUX GUERRES L’EGLISE A FAIT LES CRIMES ET ABUSANT DE NOUS PAR ELECTRONIQUE NOUS FAISANT CROIRE DES HISTOIRES ET PAR CE TRUQUAGE ABUSER DE NOS IDEES INNOCENTES RELIGION A PU NOUS FAIRE ACCUSER EN TRUQUANT POSTES ECOUTE OU ECRIT ET INVENTER TOUTES CHOSES QU’ILS ONT VOULU ET DEPUIS 10 ANS EN ABUSANT DE NOUS PAR LEUR INVENTION A COMMANDE CERVEAU ET A VOIR NOTRE VUE A PARTIR IMAGE RETINE DE L’ŒIL NOUS FAIRE ACCUSER DE CE QU’IL NOUS FON A NOTRE INSU C’EST LA RELIGION QUI A FAIT TOUS LES CRIMES ET DEGATS ET CRAPULERIE NOUS EN A INVENTE UN PROGRAMME INCONNU ET PAR MACHINE A COMMANDER CERVEAU ET VOIR NOTRE VUE IMAGE RETINE ŒIL NOUS E FAIRE ACCUSER … NOUS TOUS SOMMES INNOCENT DE TOUT CRIME… TORT A AUTRUI NOUS (pas tracé) JEAN PAULE SOMMES INNOCENTS NOUS N AVONS NI TUE NI DETRUIT NI PORTE DU TORT A AUTRUI C EST LA RELIGION QUI A INVENTE UN PROCES AVEC DES MACHINES ELECTRONIQUES A COMMANDER LE CERVEAU SOMMEIL PENSEES MALADIES BETES TRAVAIL TOUTES FONCTIONS DU CERVEAU NOUS FAIT ACCUSER DE CRIMES QUE NOUS NAVONS PAS COMMIS LA PREUVE LES PAPES S APPELLENT JEAN XXIII AU LIEU DE XXIV POUR MOI PAUL VI POUR PAULE L’EGLISE A VOULU INVENTER UN PROCES ET COUVRIR LES MAQUIS DES VOISINS AV MACHINES A COMMANDER LE CERVEAU DU MONDE ET A VOIR LA VUE IMAGE DE L ŒIL FAIT TUER LES JUIF A HITLER ONT INVENTE CRIMES DE NOTRE PROCES
Si l’on se borne à une analyse littéraire très rapide du texte, on comprend que Jeannot accuse l’Eglise d’utiliser un dispositif de contrôle de l’humanité, et de l’avoir jeté dans des guerres sanglantes en utilisant des machines électroniques. Selon lui, c’est l’Eglise qui a manipulé Hitler et causé la Shoah. On note qu’il indique une date : « Depuis 10 ans en abusant de nous par leur invention à commande cerveau » qui correspond à peu près à la fin de la guerre dont on peut, aisément, rapprocher le traumatisme avec cette culpabilité qui traverse le texte : Jeannot souhaite à tout prix croire que les actes barbares commis pendant la guerre sont le fait d’une force extérieure malveillante, qui « nous fait accuser de ce qu’ils nous font faire à notre insu » car, en réalité « nous sommes innocents de tout crime ».
Mais l’identification de ses actes et de sa personne avec l’Eglise va plus loin : il souligne l’étrange coïncidence entre le nom des deux papes qu’il connaîtra, Jean XXIII et Paul VI et celui de sa soeur et lui, Paule et Jean. L’information de la Shoah est, notoirement, refusée telle qu’elle, comme si Jean ne pouvait parvenir à imaginer l’être humain capable d’une telle horreur, préférant en accusant la « Machine » ou la « Religion ».
Pourquoi l’exposer ?
Pour Jean-Pierre Olier, exposer les 3 planches est l’occasion de montrer au public que « l’institution a changé ». L’asile souffre, encore aujourd’hui, d’une image très négative – surtout depuis les années 70 et leur violente mise en cause de l’institution psychiatrique. « Qu’est-ce qu’un asile aujourd’hui? 80% des 30000 personnes soignées chaque année à Sainte-Anne viennent désormais uniquement en consultation. Les maladies psychiatriques ne doivent plus passer pour honteuses. » souligne-t-il. Comme souvent, cette mise en cause d’une institution relève d’une confusion toute naturelle entre le médecin et la maladie qui aboutit, particulièrement dans les milieux complotistes et, de plus en plus, dans le grand public, à un refus du médicament, de la vaccination et parfois même, la négation de l’existence des virus ( Ebola, accusé d’être une arme chimique répandu à dessein ).
Ainsi le plancher de Jeannot est-il exposé sans trop de commentaires rue Cabanis. Cela paraît d’autant plus judicieux que son sens n’est pas univoque: chef d’oeuvre d’art brut, résistance déchirante d’un homme face à la maladie qui le ronge ; ce plancher est aussi le témoignage de l’existence de cette sombre possibilité en chacun de nous.
La folie existe, je l’ai rencontré, rue Cabanis.
7 rue Cabanis, 75014 Paris
Accès libre